Amérique du nord
Les difficultés d’intégration de la communauté noire américaine pendant la Seconde Guerre mondialeLa Seconde Guerre mondiale contribue à l’amélioration du sort des Noirs dans la société américaine {2}. Cela lui vaut d’ailleurs aux États-Unis l’étiquette de « bonne guerre », un conflit mené au nom de principes nobles, qui apporte la prospérité sur le front intérieur et qui permet une meilleure intégration des minorités. Cette image est remise en cause depuis les années 1980.Hélène HarterPublié le 24 juillet 2006Un certain nombre de chercheurs comme John Jeffries, John Blum et Studs Terkel démontrent que l’assimilation entre la Seconde Guerre mondiale et la « bonne guerre » relève d’une nostalgie sélective. Après la guerre froide, le conflit vietnamien et la crise du Watergate, la première décennie des années quarante paraît par contraste comme une époque de consensus et d’unité nationale {3}. Cela ne veut pas dire pour autant que la situation soit idyllique, notamment pour les minorités. La ségrégation demeure une réalité dans le Sud. Même la défense civile n’y échappe pas. Par exemple, à Charlotte, en Caroline du Nord, le conseil de la défense civile est présidé par les autorités blanches de la ville et ses différents services sont dédoublés selon des critères raciaux : une défense passive réservée aux Blancs, une pour les Noirs, et ainsi de suite pour chaque composante de la défense civile. Blancs et Noirs ne se mélangent pas. On va même jusqu’à construire des abris antiaériens séparés {4}. La guerre ne modifie pas les clivages d’une société bi-raciale. Des mesures diversement appliquées
La vie quotidienne reste difficile La moitié des familles noires de Detroit vit dans des logements
qui ne respectent pas les normes d’hygiène et/ou d’équipements.
A Dallas, on atteint les 83,5%. De très nombreux noirs américains
vivent alors dans l’insalubrité et la promiscuité.
La densité des quartiers noirs est très forte. South
Side à Chicago abrite 300 000 Noirs alors qu’on estime
que seulement 225 000 personnes devraient y vivre pour pouvoir disposer
de suffisamment d’espace. Trop peu de logements sont construits
pour les migrants noirs durant la guerre. À Los Angeles,
on en dénombre à peine 4 000. Des efforts ont été
faits par le gouvernement fédéral pour améliorer
le logement des travailleurs de la défense. Il
réalise environ 805 000 logements entre juillet 1940 et janvier
1945, ce qui équivaut à 84% des logements construits
par le secteur privé. C’est beaucoup dans un pays qui
plébiscite l’initiative privée et considère
que l’interventionnisme de l’État doit être
limité au maximum {7}. Les lois fédérales
prévoient que ces logements soient alloués sans considération
raciale, mais, les choses se passent différemment sur le
terrain. Dans le Nord, on note de nombreuses pratiques discriminatoires.
Par exemple, à Detroit, en février 1942, des Blancs
s’opposent par la violence à l’installation de
Noirs dans l’ensemble résidentiel Sojourner Truth
Homes qui a été pourtant construit à leur
intention. L’Ouest, réputé plus acceuillant,
n’est guère prêt non plus à la mixité
raciale. Le lotissement d’Henderson dans le Nevada a ainsi
un quartier réservé aux Noirs. Dans le Sud, la situation
est pire puisque la ségrégation est légale.
C’est le cas à Dallas. Sous la pression du gouvernement
fédéral, des logements sont construits en priorité
pour les familles noires (Roseland Homes) et mexicaines (Little
Mexico Village). Aucun Blanc ne s’y installe. De leurs côtés,
certains Noirs, en quête d’une meilleure, décident
de s’installer dans les quartiers sud de la ville jusque-là
implicitement réservés aux Blancs.
C’est un échec. Entre septembre 1940 et avril 1941,
13 maisons nouvellement occupées par des Noirs sont victimes
d’attentats à la bombe. Le maire Rodgers rend les victimes
noires responsables de cette situation parce qu’elles empiètent
sur le territoire de la communauté blanche. Il décide
à la suite de ces incidents de pratiquer un zonage racial
dans la ville « dans l’intérêt de tous
les citoyens de Dallas ». Certains quartiers situés
au nord et au sud de la ville sont désormais réservés
légalement aux Blancs {8}. La persistance des violences racistes La cohabitation entre Blancs et Noirs est souvent
difficile. A tel point qu’on dénombre 250 incidents
raciaux dans 47 villes pendant l’été 1943. Les
grandes villes comme Detroit et New York sont touchées mais
aussi de plus petites communautés comme Beaumont (Texas)
{13}. Ce n’est pas la première fois
que de tels événements surviennent aux États-Unis.
New York connaît deux grandes émeutes
en 1863 et 1906. Vingt-deux émeutes raciales endeuillent
en outre le pays entre 1915 et 1919. Celle d’East Saint Louis
(Illinois) fait entre 250 et 400 morts dans la communauté
noire en juillet 1917. L’été 1919 est si violent
qu’on parle d’un « été rouge ».
Ces émeutes sont provoquées par le Ku Klux Klan qui
marque ainsi son hostilité à la migration des Noirs
vers les villes du Nord {14}. Les choses changent
avec les émeutes de Harlem de 1935. Alors que jusque-là
les Noirs étaient les victimes des violences, désormais
ils sont soit à l’origine des violences contre les
Blancs, soit ils osent répliquer à leurs agresseurs
blancs. C’est le cas à Detroit pendant l’été
1943. La ville vit entre le 20 et le 22 juin la pire des émeutes
raciales de la Seconde Guerre mondiale. La situation dégénère
à la suite d’un banal accident de voiture sur le pont
de Belle Isle Park, à proximité du ghetto noir de
Paradise Valley. La violence se déchaîne dans les deux
camps, attisée par la rumeur. Dans la communauté noire,
on raconte que des marins blancs ont jeté à l’eau
une femme noire et son bébé. Chez les Blancs, on est
persuadé que des Noirs ont tué une petite fille blanche
dans le parc. Au terme de 30 heures d’émeutes, on déplore
25 morts au sein de la communauté noire, 9 décès
chez les Blancs, 7500 blessés, majoritairement noirs, et
un millier de sans-abri. L’enquête menée par
le ministre de la Justice montre que cette émeute n’est
pas la conséquence d’une intervention étrangère
ou du Ku Klux Klan, mais le résultat des tensions accumulées
localement entre les deux communautés. Les Noirs supportent
de plus en plus difficilement la précarité de leurs
conditions de vie et de logement, les loyers élevés,
les discriminations dont ils sont victimes dans leur vie sociale
et professionnelle. De leur côté, les Blancs ont le
sentiment d’être marginalisés.
Detroit est la ville américaine où la population noire
augmente le plus en valeur absolue pendant la guerre. En 1945, l’agglomération
de Detroit compte 259 490 Noirs alors qu’ils n’étaient
que 170 552 en 1940. Pendant ce temps, la population
blanche voit ses effectifs diminuer de 2% {15}.
La communauté blanche admet aussi difficilement l’amélioration
de la condition économique des Noirs grâce au programme
de défense {16} alors qu’elle considère
souvent ces derniers comme des inférieurs. L’action antiraciste des autorités ? C'est notre guerre! Conscientes de la mauvaise image que cela donne à un pays
qui se bat au nom de la liberté, et soucieuses de rétablir
la paix civile, les autorités locales ne restent pas inactives.
Elles sont très inégalement préparées
à ces problèmes. Quelques villes, telles Chicago,
Atlanta, Cincinnati, Cleveland et Boston, disposent déjà
de comités chargés des relations interraciales. Ils
ont souvent été créés pour répondre
aux émeutes qui ont secoué les quartiers noirs des
villes pendant la Première Guerre mondiale et les années
vingt. Même si tout n’est pas parfait, l’existence
de telles structures permet d’améliorer les relations
entre les groupes ethniques et raciaux et de limiter les problèmes.
C’est le cas à New York. On y déplore lors de
l’émeute du 1er août 1943 six morts et 300 blessés
alors que celle de Detroit du 22 juin 1943 fait 34 morts, 7500 blessés
et un millier de sans-abri. À la différence des élus
de Detroit, le maire de New York se rend rapidement sur les lieux
de l’émeute. Il est accompagné des leaders de
la communauté noire qu’il connaît personnellement.
La situation est aussi meilleure qu’à Detroit parce
que la ville fait depuis plusieurs années des efforts pour
améliorer l’intégration des Noirs. Certains
d’entre eux occupent même des postes à responsabilités
au sein de l’administration municipale. C’est le cas
du dirigeant syndicaliste Frank R. Crosswaith. Il est membre depuis
juin 1942 de l’agence municipale en charge du logement, la
New York City Housing Authority. On remarquera
d’ailleurs que le rétablissement de l’ordre est
assuré par la police locale, majoritairement blanche, mais
aussi par la police auxiliaire (Civilian Defense Auxiliary Police)
qui compte dans ses rangs de nombreux Noirs ; une situation rare
alors {19}. La résurgence du Ku Klux Klan Cependant, une fois la guerre finie, il est souvent difficile pour
les Noirs de conserver les acquis obtenus pendant le conflit. Par
exemple, le passage d’une économie de guerre à
une économie de paix aboutit souvent à un recul de
l’emploi industriel chez les Noirs. La reconversion de l’appareil
de production passe par un licenciement des ouvriers et lorsque
les usines réouvrent, elles donnent la priorité au
recrutement des ouvriers blancs comme cela se faisait avant-guerre.
L’éradication des taudis, où s’entassent
de nombreuses familles noires, n’est plus non plus à
l’ordre du jour. On préfère donner la priorité
dans les villes aux grands chantiers de travaux publics. Le recul
est encore plus manifeste dans le Sud. Les soldats noirs démobilisés
ont du mal à retrouver une place dans une société
qui leur rappelle sans cesse leur infériorité et leur
refuse d’exercer leurs droits civiques bien qu’ils se
soient battus pour leur pays. La fin de la guerre
est d’ailleurs marquée par une résurgence du
Ku Klux Klan et des violences raciales tandis que les démocrates
du Sud (Dixiecrats) condamnent la politique de déségrégation
lancée par le président Harry Truman {23}.
À l’élection de 1948, ces derniers apportent
leurs voix à un troisième candidat, Strom Thurmond,
et sont à deux doigts de faire échouer la réélection
du président, pourtant démocrate comme eux. La question
raciale divise le parti démocrate comme elle divise le pays.
On ne revient pas cependant au statu quo d’avant guerre. La
guerre, et la mobilisation économique et patriotique qui
l’ont accompagnée, ont permis une amélioration
de la situation des Noirs, une meilleure prise en compte de leurs
difficultés et une intensification du mouvement en faveur
des droits des minorités, même si beaucoup de chemin
reste à parcourir jusqu’à la suppression de
la ségrégation et des discriminations dans les années
1960. |1| Hélène Harter : voir marge.|2| Cf Harter (Hélène), « La Seconde Guerre mondiale, outil d’intégration pour les Noirs américains », site de l’Institut des diasporas noires francophones : http://www.idnf.org/|3| Blum (John Morton), V Was for Victory : Politics and American Culture during World War II, New York, Harcourt Brace Jovanovich, Vintage Books, 1976. Goldfield (David), Region, Race, and Cities. Interpreting the Urban South, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1997. Terkel (Studs), « The Good War » : An Oral History of World War II, New York, The New Press, 1997.|4| Dew (Stephen Herman), The Queen City at War : Charlotte, North Carolina, During World War II, 1939-1945, New York, University Press of America, 2001, p. 74.|5| Brandt (Nat), Harlem at War : The Black Experience in World War II, New York, Syracuse, Syracuse University Press, 1996, p. 74.|6| Chen (Anthony S. Chen), “ The Hitlerian Rule of Quotas”: Racial Conservatism and the Politics of Fair Employment Legislation in New York State, 1941-1945”, The Journal of American History, mars 2006, vol. 92 n°4, p. 1238-1264.|7| National Housing Agency, War Housing in the United States, avril 1945, p. 6.|8| Fairbanks (Robert B.), « The Good Government Machine : The Citizens Charter Association and Dallas Politics, 1930-1960 » dans Essays on Sunbelt Cities and Recent Urban America, Fairbanks (Robert B.), Underwood (Kathleen) dir., College Station (Texas), A & M University Press, 1990, p. 133. Cette mesure est abrogée quand la Cour suprême déclare le zonage racial anticonstitutionnel.|9| Jeffries (John W.), Wartime America : The World War II Home Front, Chicago, Ivan R. Dee Incorporated, Publisher, 1996, p. 83.|10| Funigiello (Philip), The Challenge to Urban Liberalism : Federal-City Relations During the World War II, Knoxville, University of Tennessee Press, 1978, p. 34. Johnson (Marylinn S.), The Second Gold Rush : Oakland and the East Bay in World War II, Berkeley, University of California Press, 1994, p. 191-192|11| Jeffries (John W.), op. cit., p. 83.|12| Meyer (Agnes E.), Journey through Chaos, New York, Harcourt, Brace and Co., 1944, p. 201-202|13| People’s Voice, août 1943, p. 7. « Race Riot Action Asked by President », New York Times, 21 juillet 1943, p. 1.|14| Teaford (Jon C.), Cities of the Heartland : The Rise and Fall of the Industrial Midwest, Bloomington (Indiana), Indiana University Press, 1994, p. 192.|15| « Tragedy in Detroit », New York Times, 22 juin 1943, p. 18. Houston (Herbert S.), « Detroit Riots, an Example », New York Times, 26 juin 1943, p. 12. Sitkoff (Harvard), « The Detroit Race Riot of 1943 », Michigan History, LIII, 1969.|16| Cf Harter (Hélène), « La Seconde Guerre mondiale, outil d’intégration pour les Noirs américains », site de l’Institut des diasporas noires francophones : http://www.idnf.org/|17| Hays (Arthur Garfield), «Riots in Harlem Analyzed », New York Times, 6 août 1943, p. 14. Porter (Russel B.) ; « Harlem Unrest Traced to Long-Standing Ills », New York Times, 8 août 1943, p. E10. Brandt (Nat), op. cit., p. 183-206.|18| « Zoot-Suit Fighting Spreads on Coast », New York Times, 10 juin 1943, p. 23.|19| « Mayor in Command of Harlem Forces », New York Times, 3 août 1943, p. 9.|20| « The Week’s Radio Programs », New York Times, 23 août 1943, p. X8.|21| « First Lady Appeals for Tolerance in City », New York Times, 16 août 1943, p. 19.|22| « Valentine Wants More Negro Police », New York Times, 1er mai 1944, p. 23.|23| « Municipal Interracial Councils », American City, août 1944, p. 74|24| La déségrégation de l’armée commence en 1948.Hélène HarterHélène Harter est maître de conférences en histoire contemporaine et directeur-adjoint du Centre de recherches d’histoire nord-américaine de l’université Paris I Panthéon Sorbonne.(CRHNA)Elle a notamment publié: L’Amérique (Le Cavalier bleu, coll. « Idées reçues », 2001), La civilisation américaine en collaboration avec André Kaspi, François Durpaire et Adrien Lherm (Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », nouvelle édition 2006) et L’Amérique en guerre : Les villes pendant la Seconde Guerre mondiale (Paris, Galaade Editions, 2006). |