Mémoire
de la « résistance » et accès à
la terre aux Amériques noires
Nicolas Rey a enseigné en université à Paris
et à Genève. Après plusieurs années
d’investigation en Guadeloupe, son pays maternel, et en
Martinique, il a souhaité étendre ses recherches,
des îles au continent américain. Il a soutenu sa
thèse fin 2001, intitulée Les ancêtres noirs
« révolutionnaires » dans la ville caribéenne
d’aujourd’hui : l’exemple de Livingston, Guatemala.
Il retrace pour la Revue des Diasporas Noires son parcours de
chercheur.
Nicolas Rey
Publié le 13 octobre 2006
Entre tradition et « Ghetto »
: les quartiers spontanés de Guadeloupe et Martinique
Né en métropole et soucieux de tout connaître
de ma culture antillaise, j’ai depuis l’adolescence
arpenté des sentiers qu’on m’interdisait parfois.
Des études en urbanisme et anthropologie ont apporté
les outils pour mieux répondre à cette attente.
Dans les quartiers spontanés de Pointe-à-Pitre et
de Fort-de-France où j’ai d’abord mené
l’enquête, on peut retrouver une organisation sociale
héritée du mode de vie rural, mais qui s’est
adaptée à la ville. « An lakou la »
(dans la cour), lieu de repli par excellence, on s’échangeait
oralement la tradition. L’histoire aussi, s’en est
mêlée : après l’abolition de l’esclavage
en 1848, les Noirs désormais libres refusant de travailler
plus longtemps sur la plantation, aux ordres de l’ancien
maître blanc, rejoignirent la ville coloniale et ses faubourgs
qu’ils contribuèrent à développer.
Depuis les années 1980, la division de l’espace en
parcelles selon un principe de lakou a cédé la place
à des ruelles pouvant être tenues par des dealers,
les transformant ainsi en de véritables zones ghettoïsées,
tandis que les opérations de rénovation se multiplient.
Des Antilles au continent : les Caraïbes
noirs, un groupe « en résistance »
Dans un second temps, en thèse, il s’est agi d’étendre
les recherches à l’ensemble du bassin caribéen,
en faisant le lien des îles au continent. Or, l’Amérique
latine qui nous tend les bras, reste pourtant plus lointaine que
« la France »… bien que la Guadeloupe ou la
Martinique soient Départements Français d’Amérique.
Entre les Amériques et les Antilles, n’y a-t-il pas
une histoire commune, des problématiques semblables, en
terme de rapport colonial, de résistance à l’esclavage,
« d’intégration » aux Etats présents
dans cette région du monde ? Oui, ce lien existe, et un
groupe, celui des « Caraïbes noirs », fit apparaître
le fil d’Ariane…
En entamant des recherches bibliographiques, la découverte
de Livingston, petite bourgade située sur la côte
atlantique du Guatemala, donna du crédit à mon intuition
: cette ville avait été fondée en 1802 par
un negro frances (« Noir français ») originaire
de Saint-Domingue, Marcos Sanchez Diaz, et des Caraïbes noirs
qu’il dirigeait, issus quant à eux de Saint-Vincent,
île située dans les Petites Antilles. Alors que l’esclavage
dominait dans les colonies européennes du Nouveau Monde,
ces Noirs appelés garifunas arrivèrent libres en
Amérique centrale et surent imposer leurs conditions, pour
conserver leur liberté.
1802 n’était dès lors plus uniquement à
voir comme l’année du rétablissement de l’esclavage
par Napoléon, mais elle fut aussi celle de la résistance
de réseaux organisés constitués de Noirs
libres, et ce dans tout le bassin caribéen, des Antilles
à l’Amérique centrale.
Derrière « l’arbre » de la fondation
de Livingston au Guatemala, se cachait en effet une « forêt
», celle de descendants d’esclaves africains qui luttèrent
pour la terre et la liberté, en étant impliqués
directement et dans la continuité, des Révolutions
américaine, française et haïtienne (1791-1804),
aux indépendances du Nouveau Monde emmenées par
Simon Bolivar (1810-1830). Saint-Domingue, devenue Haïti
dans sa partie ouest en 1804, s’affirma alors au début
du XIXe siècle comme une plaque tournante entre la Caraïbe
insulaire et le reste des Amériques latines, au centre
des enjeux dans le Nouveau Monde entre Noirs insurgés et
patriotes créoles, Espagnols, Anglais, puis Français…
Du Guatemala aux Antilles françaises et Saint-Vincent,
de Cuba et Haïti au Venezuela, en comparant les documents
écrits des colons - archives espagnoles, françaises,
anglaises – et la parole des descendants des « résistants
» noirs des Amériques, le résultat de cette
recherche menée sur près de huit ans (quatre ans
de thèse puis nombreuses publications après de nouvelles
découvertes) donne ainsi à voir sous un autre jour
les alliances et conflits entre ces maîtres qui se disputaient
les services de Noirs rebelles, pour l’emporter dans le
Nouveau Monde. Et bien au-delà, en choisissant le terrain
des Amériques comme prisme dans l’observation des
conflits européens, ce sont des pans entiers de l’histoire
du Vieux continent qui sont à repenser : guerres de succession,
France révolutionnaire contre monarchies liguées,
luttes internes à la Révolution revues à
travers l’opposition entre pro et anti-abolitionnistes…
Aujourd’hui, Livingston est encore présentée
comme « la ville noire » du Guatemala. Les Garifunas
du Guatemala au nombre de 5 000 sont principalement installés
à Livingston tandis qu’ils sont entre 150 000 et
200 000 sur l’ensemble de l’Amérique centrale,
répartis principalement sur des villages fondés
par eux le long de la côte caraïbe (Nicaragua, Honduras,
Guatemala, Belize). En recueillant et analysant les récits
de fondation de Livingston, en identifiant les leaders actuels
dans le culte qui se trouvent après enquête être
aussi les propriétaires des premières terres occupées
par le groupe, puis en reconstituant les schémas de parenté
auprès de ces personnes jusqu’à la fondation
de Livingston, il y a deux cents ans, j’ai pu identifier
trois familles fondatrices qui détiennent encore le leadership
sur le reste de la communauté noire, à travers le
contrôle du culte des ancêtres et de la terre :
- les prêtres appelés buye, mais aussi les femmes
médiums en lesquelles viennent s’incarner les ancêtres,
se retrouvent principalement dans ces trois familles ;
- les premières terres occupées à Livingston
par les ancêtres « résistants » issus
des Antilles et où se déroulent encore les rituels
majeurs dans des temples érigés en leur honneur,
se sont transmises de génération en génération,
au sein de ces familles fondatrices.
Ainsi culte des ancêtres, territoire, et résistance
à l’esclavage, sont liés, et les « héros
» d’hier, identifiés dans cette recherche,
continuent à guider les choix de la communauté aujourd’hui,
par le contrôle du religieux et du foncier. Les «
vaincus » ne le sont pas autant qu’on a trop souvent
voulu le faire croire…
Nicolas REY
Nicolas
Rey est docteur en sociologie du développement (La Sorbonne/
IEDES) et urbaniste (membre de la Société Française
des Urbanistes).
Il a écrit plusieurs ouvrages :
- Quand la révolution, aux Amériques, était
nègre. Caraïbes noirs, negros franceses et autres
“oubliés” de l’Histoire. Paris, Karthala,
2005.
- Lakou & Ghetto, les quartiers périphériques
aux Antilles françaises, Paris, L’harmattan, 2001.
- « Les chefs de la Révolution haïtienne en exil,
de Saint-Domingue à l’Amérique centrale »
in Béchacq D., Berloquin P., Bonacci G., Rey N. (dir.), La
Révolution haïtienne au-delà de ses frontières,
colloque EHESS juin 2004, Paris, Karthala, 2006.
Contact :
nicolartiste@yahoo.com