Dépasser
le passé, toute une histoire...
Visiblement, la place prise par les questions d’immigration,
d’histoire et d’identité dans le débat
présidentiel sera primordiale. La situation des familles
du gymnase de Cachan, les grèves de la faim de sans papier
à Limoges, la mobilisation autour du Réseau Education
Sans Frontières le démontrent. La tentation d’instrumentaliser
ces questions délicates à des fins électorales
est incendiaire. A nos yeux, la période nécessite
davantage un travail d’analyse, de pédagogie, et
de déconstruction des clichés et préjugés
qui empuantissent encore notre imaginaire politique, comme l’a
tristement démontré le débat sur la «
colonisation positive » de l’an passé.
François Durpaire et Stéphane Pocrain
Publié le 21 septembre 2006
Dans son discours de clôture de l’université de
l’UMP à Marseille, Nicolas Sarkozy s’est exprimé
en ces termes « La France est à vous. Ne lui demandez
pas d'expier ses fautes. Ne demandez pas aux enfants de se repentir
des fautes des pères. Ne réécrivez pas l'histoire
et ne jugez pas le passé avec le regard du présent
». Curieuse dialectique : d’un côté on
affirme que les enfants de l’immigration sont pleinement
français, mais dans un second temps on leur dénie
le droit d’interroger l’histoire d’un pays qui
est pourtant le leur. Pourquoi les jeunes générations
devraient elles faire vœu de silence ? On n’entre pas
en République comme dans un monastère. C’est
qu’au fond, leur intégration supposée se jaugerait
à leur capacité à accepter les tabous et
les non-dits de la société française, sans
les remettre en question. Faire silence pour faire France, en
somme.
Cette rhétorique impose à la jeunesse de notre
pays de respecter l’ordre des croyances établies.
En ce sens elle est conservatrice. Mais elle ne s’assume
pourtant pas comme telle. Elle vise au contraire à brouiller
les frontières idéologiques. Ainsi son utilité
est elle essentiellement stratégique : elle permet, bien
au-delà du clivage droite gauche opportunément dynamité,
d’opposer les bons Français, fiers de leur pays et
donc de son histoire aux mauvais Français, qui, n’aimant
pas la France, passeraient leur temps à fouiller ses plaies
anciennes dans un réflexe masochiste. Cette habileté
tactique peut s’avérer électoralement payante
: ses effets n’en seront pas moins redoutables pour notre
pays.
Car si les revendications mémorielles occupent une telle
place dans l’espace public c’est que nous vivons le
temps du retour de balancier. Au refoulement succède le
défoulement A l’occultation méthodique des
pages sombres de notre histoire succède la tentation de
l’hypermnésie : querelle permanente de mémoires
jamais rassasiées de leur balan de souffrances… Toute
tentative de refermer le couvercle de la marmite mémorielle
sera vécue à juste titre comme l’étouffement
d’une volonté de justice.
La France doit au contraire saisir à bras le corps la
question de son identité et vider la querelle des mémoires
de son objet. Contrairement à ce qu’affirme le président
de l’UMP, le problème n’est pas de regarder
le passé avec le regard du présent. La France souffre
précisément du syndrome inverse : elle considère
le présent avec le regard du passé, faute de s’en
être libérée. Guyane, Réunion, Polynésie,
Guadeloupe, Martinique sont perçues comme autant d’enclaves
exotiques de l’Empire Français. La France regarde
l’Afrique d’aujourd’hui comme son empire colonial
d’hier, hantée par le spectre rieur du bon nègre
Banania. Ce n’est pas tout : en entonnant à tue-tête
le refrain de l’intégration à propos d’enfants
français nés en France, notre pays enferme la jeunesse
des banlieues dans une présomption d’étrangeté.
Il leur faudrait abjurer toute solidarité avec les origines
de leur parents pour devenir pleinement français. Ce faisant,
notre nation ne lit pas les métissages, syncrétismes,
créolisations et autres combinaisons identitaires en cours
sur son sol. Elle ignore le fait diasporique dans un monde mondialisé
et refuse que l’universel réside dans le divers.
Elle se décline en slogans black-blanc-beur mais boude
la mixité sociale dans les établissements scolaires.
Parce qu’elle ne se sait pas multiple elle se pense divisée.
Parce qu’elle refuse sa diversité elle se communautarise.
Triste résultat de la mixophobie de nos élites dirigeantes,
tous ces phénomènes puisent à la même
source : l’ignorance de notre histoire. Ce qui est en jeu,
politiquement, c’est la déconstruction des schémas
de hiérarchisations raciales légués par l’histoire
coloniale. Celle ci doit donc être connue, interrogée,
digérée par tous les Français, indépendamment
de leur origine.
Au-delà du devoir de mémoire, le devoir d’histoire
consiste, comme le dit Claude Liauzu, à expliquer aux jeunes
générations pourquoi elles vivent ensemble. Ces
enjeux d’histoire et d’identité sont l’affaire
de tous. L’histoire de France, en gommant certains chapitres
du passé, a écarté les populations et les
territoires considérés comme subalternes. Les réintégrer
dans
l’histoire, c’est redéfinir les contours de
notre République. Qu’on ne s’y trompe donc
pas : La question ici mise en débat n’est pas celle
de la repentance, mais celle de la citoyenneté. Dans une
telle perspective, le débat sur l’histoire de France
ne saurait être considéré comme un prurit
identitaire. Le devoir d’histoire rejoint en quelque sorte
la question sociale : Comment vivre ensemble ? L’enjeu est
crucial pour notre pays.
Nos représentations collectives demeurent inchangées.
La place accordée à l’enseignement de l’esclavage
en témoigne. Cinq ans après le vote par le parlement
de la loi Taubira, si le 10 mai est désormais commémoré,
l’enseignement de l’esclavage est encore balbutiant.
Les nouveaux manuels de seconde, mis à jour pour cette
rentrée 2006/2007, sont toujours indigents sur la traite
et l’esclavage. Deux pages sur trois cents sont consacrées
à ces questions.. Pourtant, Une série de mesures
simples, découlant des recommandations du Comité
pour la Mémoire de l’Esclavage devrait faire consensus.
1. Modifier les programmes et les manuels. En seconde, ils n’évoquent
que la deuxième abolition de l’esclavage et ne parlent
de la traite négrière que d’un point de vue
économique et non humain. Il faudrait que le programme
d’histoire commence par la naissance de l’esclavage
pour ensuite parler de l’abolition, afin de respecter la
cohérence chronologique.
2. Sensibiliser et former les enseignants. Très peu de
professeurs ont eu ces périodes à étudier
durant leur cursus universitaire. L’institution doit les
accompagner dans leur formation et leur fournir les outils nécessaires.
On pourrait tout à fait envisager que les professeurs qui
connaissent le mieux ces problématiques encadrent leurs
collègues durant des stages.
3. Distinguer le temps scolaire du temps de la commémoration.
On ne doit pas attendre le 10 mai pour enseigner l’histoire
de l’esclavage. Attendons-nous le 11 novembre pour enseigner
la Première Guerre mondiale aux élèves, ou
le 8 mai pour aborder la Seconde?
4. Donner des moyens à la recherche. On ne pourra pas durablement
enseigner cette histoire si la recherche n’avance pas. La
création d’un laboratoire inter-universitaire de
recherche sur la traite est une proposition intéressante.
Il faut la développer en proposant la création d’un
département de recherche et de documentation au sein de
chaque université.
En un mot, c’est en faisant l’histoire que l’on
peut dépasser le passé. En l’occurrence, sans
travail sur son histoire, la France revivra éternellement,
sur le mode de la farce ou de la tragédie, les mêmes
traumatismes. Qui peut en douter ? Force est de constater que
la majorité parlementaire qui rêvait de valoriser
les aspects positifs de la colonisation est la même qui
a voté le couvre feu dans les banlieues après avoir
mis à sac le travail des associations, et organise aujourd’hui
la traque des enfants sans papiers. On ne peut raisonnablement
confier l’avenir de la République à ceux qui,
désirant faire silence sur les dominations d’hier,
nous condamnent à perpétuer les injustices d’aujourd’hui.